Javier Cercas: "Changer la perception du monde du lecteur"

Voici la version originale de l'entrevue que j'ai réalisée au mois de mars à Bruxelles avec le réputé écrivain Javier CERCAS. L'entrevue a été publié en roumain dans l'hebdomadaire Dilema Veche. Un gran merci à Monsieur Bruno BASSOUL pour la correction de la version originale ainsi que à Madame Regine LE MEUR d'Edition Actes Sud pour la mise en place de l'entrevue.

" C’est bien le divertissement, mais la littérature peut faire autre chose."


Plusieurs fois vous avez affirmé que les écrivains espèrent changer la vie des autres avec leurs livres. C’est une affirmation qui, d’ailleurs, a souvent été confirmée par autres écrivains.  Je voulais donc savoir comment vous pensez changer la vie des lecteurs?

Je crois que c’est une ambition, ce n’est pas une réalité. Je ne peux pas dire que mes livres vont changer la vie des autres mais je peux dire qu’il y a des livres qui ont changé la mienne. J’aspire évidemment à ce qu’un jour mes livres changent la vie des autres d’une façon très simple : en les changeant leur perception du monde. Nous, les lecteurs, nous avons tous pu expérimenter cette évidence : on a lu « un grand livre » et ensuite tout a changé.

Vous avez souvent cité Borges…

Oui, absolument, Borges a changé ma vie. Mais il n’y a pas que les grands écrivains. Quand on est très jeune, la possibilité de changer la vie est plus grande. On est innocent, et donc les grandes lectures sont des lectures de l’adolescence, comme Borges ou Kafka.
Hier, dans l’avion, j’ai parlé avec un ami de l’écrivain américain James Fenimore Cooper, c’est un écrivain qu’aujourd’hui plus personne ne lit. Pour moi quand j’étais jeune il y avait « Le dernier  des mohicans » ou « Le pilote » qui étaient des livres extraordinaires. Michel Strogoff de Jules Vernes… wow… un des meilleurs livres que j’ai lu dans ma vie.

Au fond, le lecteur idéal c’est Don Quichote ou Emma Bovary qui peuvent changer leurs vies à cause des livres. Ils sont si ambitieux qu’ils veulent transformer en réalité ce qu’ils ont lu. C’est ça l’idée : changer la perception du lecteur sur la vie. C’est exactement le contraire de la littérature de divertissement. C’est bien le divertissement, mais la littérature peut faire autre chose.

Donc, en ce qui concerne le lecteur, je voudrais tout changer.

Vous connaissez cette idée de Victor Chklovski, le théoricien russe du début du XXème  siècle. Il a parlé de la mission de l’art comme la « dé-automatisation » de la réalité. C’est ça, au moins une partie de la question… Nous vivons de façon automatique. Selon Montaigne «l’habitude efface le vrai visage des choses», parce-que nous vivons de façon automatique, sans faire attention à la réalité telle quelle est. La littérature peut nous obliger à voir les choses comme si c’était pour la première fois : la réalité physique mais aussi la réalité psychique. L’ambition de l’écrivain est de faire voir les choses comme si c’était pour la première fois.

"Les personnages de mes livres sont des hommes qui disent non"


Vous avez souvent écrit sur des héros, aussi je voudrais savoir quelle est, selon vous, l’identité du héros, et quelle est l’identité de celui qui est sauvé par le héros. Est-ce que celui qui est sauvé va avoir un échange identitaire ?

Le journal « Le Monde » a demandé aux écrivains quel était le mot le plus important pour eux. C’est une question très étrange et j’y ai réfléchi. Pour moi le mot le plus important est « non ». L’homme révolté selon Camus était l’homme qui disait « non ». Je crois que les personnages de mes livres sont des hommes qui disent non, ou qui essayent de le faire mais qui n’y  parviennent pas. Dans « Les soldats de Salamine » c’est évident. Il s’agit d’un homme qui ne veut pas tuer un autre qu’il ne doit pas tuer. Alors il dit non. Le protagoniste de « l’Anatomie de l’instant » n’accepte pas l’ordre de se jeter par terre quand les putchistes du 23 février le lui intiment. L’épigraphe de l’Anatomie de l’instant qui est de Dante dit « colui che fece il gran rifiuto » - Celui qui fait le grand refus, une épigraphe qui est valide pour tous les livres que j’ai écrit. Mais aussi pour une actualité plus récente, Dante parlait de Celestino V qui a refusé être Pape comme l’a fait Joseph Ratzinger.
Il y a un poème du grand poète grec Kavafis dont le titre exact est « Che fecce … il gran rifiuto ». Il dit «A tous les hommes arrive le moment du grand oui ou du grand non». L’homme qui dit le grand « oui » apparemment se sauve mais, en réalité, se condamne. L’homme qui dit non apparemment se condamne mais, en réalité, se sauve. Alors mes personnages sont des hommes qui disent non et qui, au moins moralement se sauvent, alors que socialement ils se condamnent parce que leurs vies tournent mal. L’homme qui sauve la vit de l’autre homme, est un homme qui vit d’une façon obscure, sans rien mais il s’est sauvé parce qu’il a dit non.

Mais peut-être avez-vous raison : la vie de celui qui est sauvé change aussi. Il voit quelque chose dans cet acte, qui n’est pas le sien mais qui lui sauve la vie, et ce quelque chose lui fait changer la façon dont il perçoit les choses. Je me souviens que, dans une entrevue réelle, le Sanchez Mazas de mon livre, qui a été sauvé par le soldat dit «cet instant, quand il te semble que tu vas mourir change tout». Le fait est qu’après la guerre il a été un homme complètement différent, peut-être comme conséquence de cet acte de grâce.
                                                  
Est-ce qu’on voit des héros dans la vie de tous les jours ?

L’homme qui dit non à des moments qui sont importants. Ce n’est pas facile. Quand on est jeune on ne peut pas dire non. Je parle de ces moments sérieux où tout le monde va dans un sens et que quelqu’un dit « non » en se retournant dans l’autre sens. C’est pourquoi je suis un peu content de moi même. Quand mon dernier livre est sorti en Espagne, c’était le moment de la grande explosion nationaliste, quand tous les gens semblaient être des indépendantistes et que l’Espagne était l’ennemi. J’ai dit que je ne pensais pas que c’était bien. J’ai dit, à l’époque, quelque chose qui n’était pas prévu.

"Ce n’est pas l’écrivain qui choisit le sujet, mais le sujet qui choisit l’écrivain"


Vous parlez souvent de la guerre, des conflits historiques dans vos livres. Pourquoi choisissez-vous souvent ce contexte ?

Je ne suis pas sûr que je choisisse ces moments. Je sais que ça sonne un peu romantique mais je pense que ce n’est pas l’écrivain qui choisit le sujet, mais le sujet qui choisit l’écrivain. Il y a des sujets qui deviennent des obsessions et qui ont une relation avec sa propre vie. Dans mon cas, j’ai écrit sur  le Vietnam parce-que je suis allé en Amérique et que j’ai connu quelqu’un là bas qui y est allé. Sans cette expérience je n’aurais jamais écrit sur le Vietnam. Dans ce sens c’est le Vietnam qui m’a choisit.

Je peux dire que le moment où j’ai commencé à écrire sur la guerre, et sur des questions, disons historiques qui ont une relation avec la guerre, est venu quand je n’étais plus si jeune. J’ai commencé à me poser des questions sur le passé quand j’avais 37-38 ans, quand j’avais moi même un passé.

Mais c’est vrai aussi que tout ce qui est en relation avec la guerre est passionnant. Depuis tout petit j’ai lu des romans sur la guerre, sur ces moments quand les hommes savent qui ils sont. Dans ces moments de grande tension parce-que on risque sa vie, on sait qui on est. Là ou au moment du grand non. La littérature a commencé avec la guerre.

Les hommes aiment la guerre : c’est comme ça. Les hommes ont toujours aimé la guerre. C’est comme un immense télescope où on voit la nature humaine dans les grands traits. Qui suis-je ? L’homme a cette impression qu’on le sait dans l’amour ou à la guerre. Deux choses très importantes.

On mène des guerres différentes aujourd’hui ?

La guerre c’est la guerre. Je ne crois pas dans la guerre cybernétique. C’est une métaphore, c’est n’est pas une guerre. On mène des guerres économiques. On dit qu’on vit la troisième guerre mondiale. Alors je suis très content que ce soit  une guerre économique, parce-que les autres guerres sont terribles. En plus, il y a une fascination en ce qui concerne ma génération, je dirais, mondiale. C’est la première génération qui  n’a pas connu de guerre en Europe, entre tous les pays, tous les pouvoirs. Tous mes parents ont connu une guerre, sauf moi. C’est extraordinaire. Peut-être l’Union Européenne a fait quelque chose pour ça.

 « Les soldats de Salamine » parle de ça dans un certain sens. Il y a un homme qui pense que la Guerre civile est aussi lointaine  de lui que la bataille de Salamine. Après une petite investigation sur un tout petit épisode de la Guerre civile, il découvre que le passé est une dimension du présent et que la Guerre civile est toujours là. Pour le pays, la Guerre est toujours là. Il y a une fascination mais cette fascination a toujours été là.

"Le vrai sport européen est la guerre"


Vous venez de mentionner l’Union Européenne. Je sais que vous soutenez cette idée.  Pourquoi cette utopie devenue réalité vous a convaincu ?

Je la soutiens absolument, presque fanatiquement. Hier pendant une conférence, j'ai parlé de l'Europe Unie comme de la seule utopie raisonnable qu’on a inventé en Europe. On a crée beaucoup d’utopies atroces, des paradis utopiques devenus enfers réels. Vous connaissez très bien, vous qui avez vécu le communisme.

Même si utopie raisonnable est peut-être un oxymore, il y a deux raisons pour l’appeler ainsi qu’on oubli constamment. La première raison est ce que je viens de dire. On est la première génération qui n’a pas vécu la guerre. Les américains croient que le sport européen est le football mais ce n’est pas vrai.  Le vrai sport européen est la guerre. Il n’y a pas eu deux semaines en Europe sans guerre, sans que les européens se tuent les uns les autres. On a commencé à vaincre ce cancer de l’Europe qui est le nationalisme, quoiqu’il persiste encore dans les grands pays, par exemple la Catalogne. Donc l’Union Européenne est le seul instrument pour en finir avec le nationalisme et avec la guerre permanente.

De plus, c’est une utopie raisonnable car c’est le seul instrument pour lutter contre la dictature du marché, de grandes corporations.

Finalement, tout seul on ne représente rien: l’Espagne, la Roumanie, l’Allemagne etc. On ne représente rien contre la Chine ou les Etats Unis. La seule façon de représenter quelque chose, de préserver des choses très importantes - la démocratie, l’état providence, tous les choses qui ont fait de l’Europe quelque chose d’extraordinaire et d’unique au monde- c’est l’Union européenne.

Je ne veux pas dire que sa forme actuelle est la meilleure. On doit être critique mais sans briser l’idée. On ne doit pas revenir en arrière. Dans l’Histoire, il est facile de revenir en arrière mais il est très difficile de construire quelque chose. Je pense que le fait qu’existent de grands mouvements nationalistes dans tous les grands pays européens  est très dangereux.

"J’écris pour satisfaire les différents lecteurs qui sont en moi et avec l’espoir que les autres lecteurs sont comme moi"


Je sais que vous aimez écrire pendant la journée. J’aimerais savoir si vous avez une routine particulière pendant le matin…

C’est très simple : je me lève, je prends le petit déjeuner et je vais à mon bureau, à 20 minutes de ma maison. Ça a été un changement très important de travailler hors de la maison. Et alors je commence…Je voyage beaucoup mais quand je suis à la maison je fais toujours ça.

Je prends un thé à 11h du matin. J’étais un fanatique de la Coca Cola mais le médecin m’a dit que ça ne faisait pas du bien. Je prends le déjeuner et, ensuite, je suis un de derniers espagnols qui font une sieste.

Quant j’étais jeune, je pensais que la vie d’écrivain était quelque chose de spécial, mais c’est une vie très ordinaire. Je suis très sociable mais je suis également très bien tout seul. Je peux être tout seul pendant longtemps. Pascal disait que toutes les catastrophes de l’homme viennent de ne pas savoir être seul. Je sais comment faire pour être seul. Ca me va bien.

Je sais que vous vous détachez du monde quand vous écrivez et, aussi, de la pression de devoir confirmer votre succès antérieur. Mais avez-vous quand même en tête un lecteur idéal ?

Moi-même.

Vous-même ?

Oui, moi-même. C’est la définition donné par François Mauriac quand on lui a demandé ce qu’il voulait être. Il a répondu : « moi-même ». J’aime beaucoup ça. Mon lecteur idéal c’est moi-même.

Quand j’étais jeune j’avais un maître, Joan Ferrate, et souvent je pensais à lui quand j’écrivais mes premiers romans mais, à partir d’un certain moment, je me suis mis à écrire pour ce lecteur atrocement exigeant que je connais en moi.

Il n’y a pas un  « grand public ». Il y a que des lecteurs individuels et chacun est différent.
Souvent les gents disent : il faut écrire pour le grand public. C’est quoi ça le grand public ? Je n’écris pas pour le grand public. J’écris ce que j’écris.

 Avant Les Soldats de Salamine il n’y avait que ma mère qui lisait mes livres, mais depuis il y a pas mal de gents qui les lisent, et dans plusieurs langues. Qu’est-ce que ça a changé? Je ne sais pas, j’écris exactement de la même façon. Je ne sais pas comment écrire autrement et je ne veux pas le faire.

Je ne veux pas laisser entendre que je suis superbe. En fait, je suis très orgulieux et un peu superbe comme tous les écrivains mais ce n’est pas le cas ici.
J’écris pour satisfaire les différents lecteurs qui sont en moi et avec l’espoir que les autres lecteurs sont comme moi

Pour finir, j’ai lu cette phrase dans une de vos entrevues, et d’ailleurs cela m’a plu: « Notre principal obligation est de protéger les questions des réponses ». Pensez-vous toujours cela ?

Oui, absolument. C’est pourquoi je crois dans le roman. Parce qu’il s’agit de questions, pas de réponses.




Comentarii