« Le moyen d’intégration des personnes âgées est le témoignage »


Dans le cadre du projet Le Jeu Aveugle : une quête sur l’identité j’ai eu l’opportunité de discuter avec l’anthropologue Frédéric Balard  sur l’identité de la personne âgée. L’entrevue a eu lieu également sous l’égide de l’événement organisé par les Représentants de la CommissionEuropéenne en Roumanie avec le soutien de Blogal Initiative.

Frédéric Balard est membre de l'équipe Démographie et Santé de Montpellier (France), depuis 2003. Il est Docteur en Anthropologie. Il a soutenu une thèse intitulée «Les plus âgés des âgés: une culture vivante aux portes de la mort".

1. Vous avez publié un article appelé: "Préserver son identité au grand âge pour bien vieillir : entre résistances et déprises." Est-ce que l'identité de la personne reste inchangée au cours du temps ou est-ce qu'on peut parler d'une identité de la personne âgée? Et, comme vous avez beaucoup étudié les nonagénaires, est-ce que ça change au long des différentes étapes de la vieillesse?

Effectivement j’ai travaillé sur les personnes très âgées, surtout les nonagénaires et les centenaires. Je n’ai pas travaillé particulièrement sur la problématique de l’identité même si elle est venue au cours des recherches. Pour savoir si l’identité est la même du début jusqu'à la fin de la vie il faut définir de quelle identité on parle. Du point de vue de l’identité sociale, elle change forcément parce que nous avançons dans notre parcours de vie et la société nous renvoie une image différente de nous-même en fonction de notre statut dans ce parcours. En ce qui concerne l’image de soi c’est un peu plus compliqué. Les gens avec lesquels j’ai travaillé étaient détenteurs d’une identité culturelle qui avait du sens dans le monde auquel ils appartenaient (ils étaient des viticulteurs, des agriculteurs). Donc ils essayaient de préserver cette identité tout au long de leurs vies. Cette identité est mise un peu en péril par l’avancement de l’âge. Il y a aussi une différence hommes-femmes. Pour les hommes de cette génération, l’identité est liée au travail, au métier qu’ils ont fait tout au long de leurs vies et au rôle de chef de famille. Ce rôle est un peu abîmé par l’avancement en âge, à partir du moment où ils ne peuvent plus exercer leurs métiers.
Claude Lévi Strauss qui a vécu jusqu'à cent ans disait à 90ans qu’il était un hologramme brisé. En faisant référence a son identité, il disait qu’il était partagé entre le Claude Levi Strauss qu’il a été toute sa vie (un chercheur, un homme, un penseur) et le Claude Levi Strauss qu’il voyait devant le miroir (quelqu’un d’âgé, d’usé). Ces gent là sont toujours les mêmes dans leur têtes mais l’affaiblissement du corps et le regard des autres fait qu’ils ont du mal à faire coïncider leur corps avec leur identité sociale.

2. Justement je voulais savoir s’il y a une différence (liée à l'âge) entre l'identité perçue par la personne même et l'identité que la société lui attribue?

Je pense qu’il y a toujours une différence entre l’identité qu’on revendique, qu’on pense être soi et le regard des autres. Tout le monde, même nous les chercheurs, quand on va dans la rencontre de cette personne on les range dans des cases selon leur âge ou leur pathologie qui pour eux sont des éléments accidentels. En plus, les personnes avec lesquelles j’ai travaillées ont une représentation mentale différentedu vieillissement (un processus « je me sens vieillir ») par rapport àla vieillesse qui est l’image du vieux à laquelle il ne faut pas ressembler. Par exemple, un monsieur parlait de sa maison de retraite en disant « ici ça a changé, ils font entrer de plus en plus des vieux » alors que lui, il avait 98 ans. Pour lui, le vieux c’est la personne dans le fauteuil roulant. En fait, en faisant plusieurs entrevues, on s’aperçoit que le vieux c’est toujours l’autre, c’est jamais soi. L’identité du vieux pour mes informateurs c’était quelqu’un qui est inutile, qu’on écoute plus, quelqu’un qui est dépendent et à la merci des autres, quelqu’un qui ne peut plus marcher.  Mes informateurs se défendaient de correspondre à ça.

3. On dit souvent qu'on vit dans une culture de la jeunesse (avec tout ce que dérive d'ici: la culture du corps, la chirurgie esthétique etc) alors que le nombre de personne de troisième/quatrième âge est en croissance. Est-ce un paradoxe?

En 1950 il y avait 200 centenaires, aujourd’hui il y en a 17000.  En 1950 il y avait 3000 personnes âgées de plus de 90 ans, aujourd’hui il y en a 550000. Effectivement il y a une explosion démographique du nombre de personnes âgées et, malgré ça, on a toujours ce culte de la jeunesse :« Il faut vieillir jeune ». Pour les personnes que j’ai interrogées il n’y avait pas tellement la conscience de l’aspect physique, par contre il fallait être, rester quelqu’un du valable, pas quelqu’un du dépassé ou inutile.

4. Vous dites dans le titre de votre thèse "une culture vivante aux portes de la mort": y a-t-il de la place pour l'amour dans cette culture vivante? Et pour quel type d'amour?

Parmi mes informateurs, il y avait beaucoup de personnes veuves et il subsistait de l’amour pour l’être disparu. Je me souviens d’un monsieur qui me disait : « ma femme me manque beaucoup mais je suis avec elle chaque nuit ». C’était presque comme si sa femme était toujours là : il lui laissait la place dans le lit alors qu’elle était disparue depuis plusieurs années. Il y a donc l’amour pour l’être disparu. Après, au sein des couples que j’ai pu rencontrer, je pense que l’amour se transforme au fil du temps. Il se transforme en une forme de grande complicité et dans une habitude d’avoir partagé des choses sur un long cours, pour quelques-uns jusqu'à 70 ans de vie commune. Apres, il y a aussi la sexualité  : j’ai fait une entrevue avec un monsieur qui, à ma question « qu’est-ce que vous manque le plus ?», a répondulittéralement « baiser ». C’était peut-être une forme de provocation de sa part mais je ne crois pas, je pense que vraiment l’acte sexuel lui manquait alors qu’il avait 95 ans. Chez les hommes il y a encore cette volonté de séduire, peut-être chez les femmes aussi mais elles n’ont pas osé le dire parce-que j’étais un homme

5.Comment a évolué au long de l'histoire la manière dont la société exploite/ met en valeur les personnes âgées? Où on est-en aujourd'hui? Est-ce qu'on doit s'attendre de nouveau à un changement?

Il  y a un livre qui s’appelle exactement « L'image des personnes âgées à travers l'histoire » écrit par Philippe Albou qui montre qu’il y a une oscillation entre la personne âgée avec un côtétrès positif du vieux sage, détenteur de connaissance et de pouvoir et avec un côténégatif du vieux grabataire, du vieux méchant ou de la vieille mégère. Au fil de l’histoire ça passe d’un cote à l’autre. Dans l’histoire récente, la personne âgée a été très peu médiatisée pendant longtemps. Plus récemment, parce-que le groupe des personnes âgées est très nombreux, presque un group de pression, l’image du senior a été remise au gout du jour : on voit même dans la publicité des seniors qui font du sport, qui sont actifs etc donc il y a une valorisation de l’image du senior mais il y a rarement une valorisation de la vieillesse trèsavancée. Je pense qu’aujourd’hui on a deux catégories : les personnes qui ne travaillent plus mais qui ont une apparence de jeunes et un mode de vie actif et les très âgés qui sont très peu mediatisés, donc quelque part il y a encore la vieillesse qui fait peur.
En plus les personnes âgées par rapport à leurs ancêtres ont des difficultés à transmettre leur savoir.  On connait cette fameuse phrase prononcée par Amadou Hampaté Bâ «quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». A ce moment là, il y avait une transmission orale du savoir du plus vieux au plus jeune. Aujourd’hui on a Google. Les jeunes n’écoutent plus les anciens : « j’ai internet, j’ai des livres ». Du coup, les personnes âgées courent le risque d’être marginalisées dans la société.

6. ça m’amènea ma dernière question. C'est l'Année Européenne pour le Vieillissement Actif et la Solidarité entre générations. Les personnes âgées ont elles besoins de programmes d’intégration sociale? Que pensez vous que la société devrait en faire?

C’est une bonne question. Il faudrait savoir exactement ce qu’ils souhaitent eux dans cette société. Les personnes âgées que j’ai rencontrées disaient souvent « aujourd’hui tout a changé » ce qui veut dire qu’elles ne se reconnaissaient pas dans le monde dans lequel elles vivaient. Ca c‘est une des fragilités identitaires des personnes âgées parce-que leur valeurs, leurs rapports au monde ont changé et, par conséquence, elles ne retrouvaient plus leur place dans cette société. Les principales valeurs des gens que j’ai connus étaientcentrées sur le travaille et la famille. Alors que eux ne travaillent plus, le monde du travaille a changé. La famille aussi : leurs grands-enfants sont divorcés ou vivent dans des familles recomposées. Comment arriver àleur donner du sens et à faire en sorte que les personnes se retrouvent une place? Pour moi, la principale chance qu’on pourrait leur donner c’est qu’elles aient la parole, qu’elles puissent s’exprimer. Par exemple, un site internet ou on aurait des entrevues des personnes trèsâgées qui pourraient dire « dans mon temps, ça se passait comme ça, je me souviens de ça, dans mon travail on faisait les choses comme ça, après j’ai vu que ça a changé ». Aujourd’hui leur moyen d’intégration serait le témoignage : ils ont été témoins de choses que nous n’avons pas connues. Ils sont la mémoire du passé.

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